Un
ratichon(*) irascible
Pour livrer
des marchandises à différents clients, un commerçant brivadois
s'était rendu, mercredi dernier, dans un petit village coquettement
assis sur la rive droite de l'Allagnon. Par sa situation même,
l'endroit a acquis une juste renommée pour ses alléchantes
fritures.
Le
commerçant n'était point seul : sa jeune demoiselle et deux des
amies de celle-ci l'accompagnaient.
Tandis qu'il
procédait à la distribution de ses divers colis, les jeunes filles
lui demandèrent la permission d'aller visiter l'église communale et
les ruines d'un ancien château, qui dominent les rives sinueuses,
autant que superbes, de l'Allagnon.
Cette
permission leur fut accordée avec empressement.
Riant et
devisant gaiement entre elles, les trois amies gravirent le chemin
abrupt et rocailleux qui conduit du petit village à l'ancien manoir
de disparus seigneurs d'Auvergne, et firent l'honneur de leur
première visite à l'église communale de l'endroit.
Une fois
leur enfantine et bienveillante curiosité satisfaite, elles se
retiraient, non sans avoir, chacune, déposé leur offrande, d'abord
dans le tronc de la Vierge, puis dans celui de saint Vincent, ensuite
dans le tronc de saint Antoine de Padoue, quand, ô surprise ! À
leur sortie du lieu sacro-saint, un ratichon, dont la sobriété et
la tempérance sont bien connues dans le région , les apostropha
ainsi :
- Qu'êtes-vous venues faire dans mon église, espèces de gourgandines (le mot est textuel)
Effrayées
par le ton du sacré personnage, par sa tenue équivoque et ses
allures quelque peu désordonnées, les trois jeunes filles
s'enfuirent à toutes jambes, sans mot dire, et, arrivées à peu de
distance du vieux château, se croyant débarassées de l'irascible
ratichon, crurent pouvoir visiter les ruines.
Tout à
coup, une voix éraillée se fait entendre: « Qu'elles ne nous
échappent pas, faites bien attention, cernez-les! », et un
deuxième acteur rentre en scène, Gambette, le bedeau, le fossoyeur,
le majordome, le gardien de la précieuse personne du sacré
ratichon, armé d'un énorme gourdin, court, vole, se précipite,
s'efforçant de suivre en tous points les recommandations de son
seigneur et maître. Ils avaient heureusement compté sans la
jeunesse et la vigueur des jarrets des trois touristes qui, au risque
de se rompre vingt fois le cou, dégringolent les rochers,
franchissent les fossés, eurent tôt fait de mettre, entre elles et
leurs traqueurs, une respectable distance, au point que Gambette et
son très aimable ratichon n'en revenaient pas.
Après une
course folle, ayant une partie de leurs vêtements déchirés par les
ronces et les buissons, leurs chaussures éraillées ou coupées par
les pierres aiguës, les trois amies arrivent au petit village dans
un état que comprendront seules les personnes qui se figureront un
endroit hérissé d'obstacles de toute nature, que les fillettes
venaient de franchir sur les ailes de la peur et de l'affollement.
Une fois en
lieu sûr, elles racontèrent leur aventure et eurent grand'peine à
empêcher le commerçant d'aller infliger aux deux mécréants la
correction qu'ils avaient si bien méritée.
C'eût été une bonne occasion de rappeler à ce ratichon que l'église ne lui appartient pas, et qu'il met bien mal en pratique les exemples de charité, de bienveillance et de tolérance du Christ, qu'il rappelait naguère dans un de ses sermons. Mais à tout seigneur tout honneur. Disons qu'à cet endroit, et à quelques lieues à la ronde, ce sobre ratichon jouit d'une célébrité qui inciterait Bacchus lui-même, s'il était de ce monde, à pécher par envie.
Journal
“Le Radical de Brioude” paru le 13 avril 1907.